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Sommes-nous condamnés à être libres?



La liberté peut être définie comme la faculté d’agir suivant sa volonté selon les moyens dont on dispose sans être entravé par le pouvoir d’autrui. Elle est la capacité à se déterminer soi-même à des choix contingents ( http://www.histophilo.com/liberte.php).

Suivant la psychologie du sujet, elle peut être perçue différemment comme : positivement en tant qu’autonomie, de spontanéité du sujet rationnel et négativement en tant qu’absence de soumission, de servitude, de contraintes. D’un point de vue sémantique, on considère la liberté comme l’ensemble de possibilités (ou de contraintes ) qui sont socialement ou physiquement applicables à un individu mais excluant d’autres possibilités (ou faisant disparaitre d’autres contraintes). Le concept de liberté peut être en soi qualifié de « moderne » - les grecs postulant que l’homme était sensé être le reflet du cosmos plutôt que de se soumettre à ses propres aspirations - L’homme libre puise sa définition dans sa racine latine, à savoir « Libertas » qui signifie : l’homme libre d’agir selon son bon vouloir, homme libéré de toute entrave, de l’esclavage.

Pour tenter de répondre la question : sommes-nous condamnés à être libres?, nous essayerons de baliser le concept de liberté qu’il soit physique ou métaphysique en abordant différentes conceptions de la liberté à travers Kant, Spinoza, Sartre, Descartes et Arendt. Ce voyage à travers les idées des auteurs nous conduira à replacer le concept de liberté dans la vie sociale et politique.


Pour Kant, dans la troisième antinomie de La raison pure - antinomie de la liberté -, accepter la liberté revient à s’engouffrer dans un « monde chaotique » où chaque évènement trouve son explication dans une nouvelle chaîne causale et refuser la liberté conduit de même à une impossibilité, à une impasse puisque cela reviendrait à « découvrir un monde marqué par une régression à l’infini des chaînes causales » ( Grommelinck et Feltz, 2018). La raison pure théorique ouvre la voie à la connaissance mais nous positionne face à un indécidable au regard de la liberté. En revanche, Kant postule un usage pratique en ce qui concerne la raison pure qui ne revêt un sens que si l’on présuppose la liberté. Dans cette optique, la liberté ne peut qu’être affirmée afin de « rendre compte du comportement humain dans sa globalité » (Grommelinck et Feltz, 2018).


Kant s’éloigne de la conception de Spinoza qui se montre plus radicale en cela qu’il conçoit le monde comme intégralement déterministe. Pour Spinoza, en effet, dans la mesure où il postule que le comportement de l’être humain est le résultat de contraintes qui lui échappent, il en résulte que le libre arbitre est une illusion et que l’unique possibilité d’accession à la liberté consiste pour l’être humain en une « prise de conscience » de ses déterminations - ce qui lui ouvre le chemin de la « pure vision », c’est à dire à un point de vue divin. Mais il n’est pas, pour Spinoza, impossible pour l’homme d’accéder à la liberté; pour cela, il doit se déterminer à agir et à penser. Son agir, ainsi guidé par la pensée lui permettra de réduire sa soumission aux passions. Nous pouvons alors considérer la liberté comme une pratique, un moyen d’action se déployant dans le monde. Il s’agit bien d’éprouver la liberté plutôt que de la prouver.

Mais que serait une société dépourvue d’éthique? Sans doute cela conduirait-il la vie en société à l’anarchie ou à une société de non droit.


La philosophie de Sartre nous conduit vers l’existentialisme. Il y a d’une part l’existence et d’autre part l’Essence, c’est à dire que l’homme n’est pas déterminé originellement. Exit la fatalité, le déterminisme en tant qu’enchaînement des causes et des effets dont il serait impossible de s’extraire. L’homme se définit en tant que créateur de sa propre existence : il est en puissance un être en devenir grâce aux actes qu’il accomplit librement puisque non déterminé par aucune nature. Etant absolument libre, l’homme est responsable de ses choix, de ce qu’il est vis à vis de lui-même mais aussi des autres, ce qui conduit à admettre que la liberté et l’éthique sont dès lors indissociables.


En ce sens, Descartes apporte un éclairage à cette problématique en définissant l’essence de la liberté humaine comme étant : « dans sa forme absolue sans degrés, indivisible ( Méditations IV, AT IX, p.48) et infinie comme liberté de la volonté » ( Soual, 2004). Or la liberté humaine procède de l’ego « défini métaphysiquement comme substance et la liberté donnée à tout esprit fini est en sa forme achevée une conquête » ( Soual, 2004). Dans Les Principes, Descartes postule que la liberté entendue comme « indépendance de la volonté » est une des premières idées innées et qu’elle est en outre une « donnée première de notre expérience spirituelle » (Souad, 2004). Nous pouvons en déduire que la liberté est un acte qui consiste en une résolution intérieure permettant d’utiliser son libre arbitre dans le but de dévoiler le vrai et le bien. La liberté ne doit pas être assimilée à un fait; bien plus qu’un fait, elle relève de la conquête en lien avec l’attention - cette disposition de l’esprit de se tourner vers ou de se détourner d’une pensée, de considérer ou de se détacher -

Il faut suspendre les passions de l’âme afin de permettre à la réflexion morale d’apporter un éclairage à la « délibération et à l’action » ( Souad, 2004).

Descartes classe les âmes selon leur degré de liberté :

  • « Les âmes les plus faibles » sont celles qui « se laissent continuellement emporter par les passions présentes ».

  • Les âmes plus fortes, livrent combat à leurs passions en « jouant d’une passion sur une autre » (Souad, 2004) et non pas uniquement par la détermination de leur volonté

  • Les grandes âmes, occupent le plus haut degré. Elles combattent les passions en utilisant l’esprit, les jugements déterminés « touchant la connaissance du bien et du mal ». Elles sont en capacité de se maitriser par elle-même afin d’atteindre " un contentement moral".


Descartes postule l’universalité de la noblesse du libre arbitre en tout homme; ce qui lui donne la possibilité d’accomplir un travail intérieur de l’esprit afin d’acquérir la « vertu de générosité », « clé de toutes les autres vertus et remède général contre tous les dérèglements des passions ». La noblesse est entendue comme une qualité de l’esprit ou du libre arbitre, présente en tout homme et non pas comme une qualité imputée à une certaine catégorie sociale. Dès lors, il appartient à chacun de conquérir la liberté, de l’accomplir en soi, de la sublimer en tant que création spirituelle propre à chacun s’épanouissant dans sa singularité. On comprend que la liberté n’est pas pure donnée mais une victoire obtenue par une maitrise de l’intellect, de la volonté qui conduiront à la sagesse et à une forme de maitrise de soi. Elle est en outre, le premier droit de l’esprit et la base de tous les droits (Souad, 2004).

Cette conception de la liberté en tant que singularité pose à présent la question de la vie sociale et politique car elle n’est pas sans conséquences.

Pour Descartes, l’ego singulier est au fondement du principe de toute société et l’homme qui n’est pas aliéné, n’a en conséquence nul besoin de faire appel à l’état pour qu’il le libère. Morale et politique puisent leurs fondements dans la liberté de l’esprit. En outre, l’homme cartésien n’est pas un élément d’un tout mais bien un être indépendant. « Les bonnes institutions civiles » selon l’expression propre de Rousseau ont pour charge de conserver « le moi comme unité libre, absolue au sein d’un rapport libre au tout auquel il consentira » (Souad, 2004).

Dans sa lettre à Elisabeth du 15 septembre 1645, Descartes rappelle des vérités essentielles :

  • « Il y a un Dieu »

  • « La nature de notre âme, en tant qu’elle subsiste sans le corps, et en beaucoup plus noble que lui ».

  • Bien que nous soyons des êtres indépendants, séparés les uns des autres, dont les intérêts sont « distincts de ceux du reste du monde », nous n’en demeurons pas moins « une des parties de l’univers » et « qu’on ne saurait subsister seul ». Le lien qui unit les hommes est un rapport entre le tout et les parties mais Descartes insiste dans sa Lettre à Elisabeth du 15 septembre 1645 (A III, P.607) : « Il faut préférer les intérêts du tout dont on est partie, à ceux de sa personne en particuliers;… et si un homme vaut plus, lui seul, que tout le reste de la ville, il n’aurait pas raison de se vouloir perdre pour la sauver ».

Descartes se différencie de Rousseau en cela qu’il n’y a pas chez lui de contrat social. Dans le pacte social, Rousseau postule que chacun doit renoncer à sa liberté naturelle en vertu de la liberté civile. Le contrat social fait suite à l’état de nature dans lequel règne la loi du plus fort; ainsi, le droit du plus fort est incompatible avec l’intérêt général et par conséquent avec le contrat social. Le pouvoir souverain - terme employé par Rousseau pour désigner le peuple souverain - ne saurait être divisé car l’intérêt général prévaut sur l’intérêt particulier.

Chez Descartes, le lien social ne relève pas du besoin ni du nécessaire mais plutôt de la liberté (Souad, 2004).

Contrairement à Platon dans la République qui voulait unir dans un même individu, le philosophe-roi, la sagesse et le pouvoir, Descartes différencie la philosophie en tant que recherche de la vérité et la politique en tant que vertu comme conduite raisonnable de l’action publique » (Souad, 2004).


Hannah Arendt dans son ouvrage La crise de la culture qui porte sur l’examen de la crise de la modernité positionne la liberté métaphysique au second rang. La liberté vécue dans la Grèce antique comme une expérience quasi banale n’est plus de nos jours une « évidence » (Molomb’Ebebe, 1997). Elle conçoit la liberté comme étant essentiellement politique et définissant la citoyenneté. La liberté politique n’est pas une liberté philosophique, ni libertés civiles, ni même liberté-représentation qui priverait l’individu d’action, de jugement avec les autres. La liberté politique signifie pour elle : « le droit d’être participant au gouvernement ou ne signifie rien ». Cette liberté politique est liée inévitablement à l’action dont elle partage les traits, à savoir : la pluralité humaine, la publicité et l’égalité. Cette liberté arendtienne est une liberté-participation, « essentiellement et positivement paradoxale » (Molomb’Ebebe, 1997). Au contact des autres, les idées prennent forme et se développent. Cette liberté se manifeste dans l’agir, dans la liberté de nos actes en miroir de la liberté d’autrui en tant qu’être libre.


La liberté est un concept bien étrange en vérité car il pose la question en amont de la possibilité du choix. Sommes-nous réellement libres de choisir cette voie? Car en réalité, la seule, l’unique et sans doute plus essentielle des libertés serait celle de choisir de naître ou de ne pas naître. Cette liberté nous étant refusée, nous devons concilier avec ce non-choix, nous accommoder avec la liberté post natale et tenter de survivre à cette forme flagrante d’injustice.

La liberté semble relever plus d’un idéal que d’une idée réellement définie. Selon Paul Valéry : "Liberté, c’est un de ces mots détestables qui ont plus de valeur que de sens" . Or trouver un sens à la liberté relève peut-être du non-sens bien qu’elle soit une nécessité absolue que l’on doit présupposer si on ne veut pas se retrouver face à une annihilation pure et simple du concept de responsabilité. Privés de liberté, nous serions des pantins soumis au déterminisme et à la fatalité, susceptibles de constituer des réponses fallacieuses à ce que nous sommes, nous permettant de ne pas répondre de nos actes. Dans cette optique, nous sommes sans doute condamnés à être libres pour répondre de nos responsabilités, de nos actes et pourtant paradoxalement enchainés à notre naissance.



Bibliographie


  • Grommelinck, M. Et Feltz, B. (2018). Neurosciences, langage et liberté. Transversalités, 146(3), 7-14.

  • Molomb’Ebebe, M. (1997). Qu’est-ce que la liberté? Dans :, M.Molomb’Ebebe, Le paradoxe comme fondement et horizon du politique chez Hannah Arendt (pp. 193-200). Louvain-La-Neuve, Belgique : De Boeck Supérieur.

  • Soual, P. ( 2014). L’héroïsme de la liberté chez Descartes. Revue philosophique la France et de l’étranger. Tome 129(4), 403-422.

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