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Le libre arbitre est-il une illusion d'optique sous la loupe des neurosciences ?


La notion de libre arbitre remonte à Saint Augustin dans son traité De Libero Arbitrio dans lequel il impute l’entière responsabilité du pêché à l’homme et affirme qu’il n’y a pas de cause du mal en Dieu. Nos écrits, nos dits ou encore nos actes peuvent comporter des contraintes, des restrictions, des injonctions, mais qu’en est-il de nos pensées? En tant qu’on peut considérer qu’elles sont intrinsèques, on peut affirmer qu’elles sont notre propriété et que nous sommes à même de jongler avec elles sans contrainte apparente. En cela, Fichte (Sämtliche werke) avait raison d’affirmer : « Je veux être libre signifie : je veux me faire moi-même ce que je serai ». Mais qu’en est-il du libre arbitre? Y-a-t-il une prédisposition voire une capacité innée à remettre en question des notions qui semblent démontrées? Les jeunes enfants sont en quelque sorte une page blanche et vierge qui ne demande qu’à se remplir d’affirmations ou de négations, d’hypothèses ou de démonstrations. On pourraient comparer les jeunes enfants à la glaise, qui, dans les mains du sculpteur, prend forme et acquière une âme. Ils sont aussi durant la petite enfance étroitement liés à différentes formes d’attachement au regard de leurs parents, selon la théorie de l’attachement de John Bowlby; et de cet attachement, découle un certain nombre de compétences. Ces compétences ne peuvent cependant pas être dissociées, en ce qui concerne la pensée critique des avancées et découvertes récentes en neurosciences - si il est une notion qui interroge les neurosciences, c’est bien celle du libre arbitre - Ces récentes découvertes pourraient bien remettre en question ledit concept de libre arbitre.


La liberté peut se penser de différentes manières : à partir du mot « libre », elle s’oppose à la servitude comme il est dit dans le Second Epitre aux Romains VI, 20 : « Puisque vous étiez esclaves du péché, soyez rendus libres par la justice ». Mais on peut aussi employer le terme « libre » à partir du mot « il plaît » (libet) que l’on peut entendre en tant qu’il s’oppose à la contrainte (coactioni) - ce qui signifie que ce qui arrive librement est aussi spontané (sponte), que cela arrive ou non par une nécessité naturelle - ( de Molina, 2004). Il est également possible d’employer ce mot en tant qu’on l’opposerait à la nécessité. Dans cette optique, l’agent libre est en capacité d’ « agir ou de ne pas agir ou encore agir de façon contraire » (de Molina, 2004) et s’oppose par conséquent à l’agent naturel - qui agira nécessairement et effectuera une action l’empêchant d’effectuer son contraire - Si l’on se penche sur le cas des enfants, avant de parvenir à l’usage de la raison, on peut considérer que leur simple volonté indépendamment de la faculté de discerner et de délibérer en ce qui concerne le bien ou le mal, sera en mesure de « vouloir ou ne pas vouloir l’objet » (de Molina, 2004) et de ne pas effectuer l’acte de façon absolument libre.


Selon Gravillon (2021), la pensée critique c’est à dire le libre arbitre n’est pas une notion innée mais qui s’acquière avec le temps, nécessite un apprentissage durant l’enfance et l’adolescence. Mais elle n’est pas non plus un acquis tout au long de la vie; elle se construit avec les années. Il semble absolument indispensable d’édifier des bases solides pour porter un regard éclairé et faire des choix libres dans ce monde actuel, théâtre des Fake news ou des théories du complot. Un enfant ne pourra apprendre à penser par lui-même que si et seulement si il évolue dans un environnement « secure », dans lequel il va se doter d’une stabilité sur le plan psychique. C’est dans ce contexte qu’il sera un jour capable d’avoir une « pensée différente », entendons « différente » de celle de ses parents. L’attachement secure est un terme employé par le psychanalyste John Bowlby : il s’agit de répondre de façon spontanée et adéquate aux besoins et attentes du bébé sans que celui-ci n’ait à « fournir d’efforts particuliers » (Gravillon, 2021).

En outre, un second critère parental est nécessaire à l’édification de la pensée critique chez l’enfant : les parents se doivent de travailler sur leur propre aptitude à « entendre et accueillir les désirs de l’enfant ». Cela ne signifie en aucun cas de toujours dire « oui » mais plutôt de profiter par exemple des occasions où l’enfant fait montre de comportements d’opposition pour permettre à l’enfant de « travailler » sur sa pensée critique en lui expliquant pourquoi on refuse d’obtempérer et de céder. Mais les parents ont aussi un autre rôle important à jouer dans cette découverte qu’est la pensée critique; l’apprentissage du libre arbitre n’échappe pas, comme tous les autres apprentissages, au rôle de l’imitation. Ainsi, il semble primordial qu’en tant que parents, nous puissions aussi faire montre d’une certaine souplesse dans nos dires, admettre que nous sommes faillibles, imparfaits et capables de considérer un point de vue sous divers angles et même de changer d’avis lorsque cela se montre nécessaire.

Afin de construire progressivement sa pensée critique, l’enfant doit être susceptible de scinder ses pensées de celles des autres et pour se faire, il doit être mesure de se rendre compte que ses pensées ne sont pas obligatoirement les mêmes que celles des autres, et d’autre part, qu’il peut au même titre que les autres « avoir des croyances vraies ou fausses » qu’il faut prendre en compte ( Gravillon, 2010). Cette capacité n’apparaît que vers l’âge de 4 à 5 ans - cette étape est nommée Théorie de l’esprit par les psychologues -, même si Bernard Golse admet que les prémisses se font ressentir sur un plan émotionnel vers l’âge de 15 mois lorsque par exemple un parent lit une histoire à l’enfant. A cette occasion il partage avec son père ou sa mère des affects tels que : rires, pleurs…


L’enfant se développe et grandit et se faisant, son intelligence évolue et tend à devenir de plus en plus logique et cartésienne. On peut alors se poser la question de savoir si c’est un avantage pour le devenir de sa pensée critique? Cela nous conduit par conséquent à une brève étude du fonctionnement du cerveau :


  • Système heuristique = système des automatismes : qui met en oeuvre des stratégies intuitives souvent rapides et efficaces mais qui ont l’inconvénient d’être fondées sur des biais cognitifs

Les heuristiques de jugement, mises en évidence par Kahneman et Tversky en 1974 proposent

qu’une décision soit fondée sur l’utilisation d’ heuristiques, c’est à dire de règles générales guidant le processus de traitement de l’information pour produire une réponse, en l’occurrence, dans ce cas, un jugement, une prise de décision.

Il existe trois types d’heuristiques : Ancrage-ajustement - le jugement est basé à partir d’une ancre (valeur particulière) et on ajuste la valeur de l’ancre pour se faire un jugement sur un objet en particulier - , l’Heuristique de disponibilité - il s’agit d’évaluer une probabilité en faisant appel à nos connaissances -, l’Heuristique de représentativité - il s’agit d’assimiler un individu à la classe qui possède les caractéristiques de l’individu - ( Meunier, Raisonnement et Prise de décision, Cours L3, 2019).

  • Système des algorithmes = système logique : qui assure une pensée moins rapide mais réfléchie, cartésienne, plus fiable

  • « Système d’inhibition positive » découvert par Oliver Houdé, professeur de psychologie à l’Université de Paris, directeur honoraire du laboratoire de recherche LaPsyDé (CNRS - Sorbonne) en étudiant le cerveau des enfants et des adolescents. Selon Olivier Houdé, ce système remplirait une « fonction d’arbitrage. Contrôlé par le cortex préfrontal, la partie la plus évoluée de notre cerveau, il interrompt le système heuristique pour activer celui de la pensée réfléchie. Malheureusement chez nombre d’entre nous, cette inhibition positive n’est pas suffisamment entraînée. Résultat, nos jugements et décisions sont plus fréquemment dominés par des automatismes que par des raisonnements logiques » (Gravillon, 2021).

Comme nous venons de le démontrer, cette évolution vers une intelligence logique n’est pas forcément un atout pour l’édification d’une pensée critique. Il va s’agir pour les parents mais aussi pour les enseignants de conduire l’enfant vers un entrainement lui permettant d’aiguiser ce système d’inhibition afin d’apprendre à son cerveau à résister aux idées pré-conçues, aux croyances et émotions, qui, dans un premier temps font irruption et de le conduire par la suite à une pensée, une réflexion plus élaborée - c’est ce que Olivier Houdé nomme la « pédagogie de la résistance » - ( Gravillon, 2021). Olivier Houdé préconise d’utiliser des jeux classiques tels que : 1, 2, 3 Soleil ou bien Jacques a dit, ou encore, Ni oui, ni non. Il s’agit par exemple de se figer quand on entend le mot « soleil ». Mais les découvertes de Olivier Houdé ne s’arrête pas là, puisqu’il a aussi démontré que la « pédagogie de la résistance » permet de « stimuler un mécanisme inhibiteur, qui lui s’attache à bloquer l’égocentrisme du cerveau » (Gravillon, 2021). Selon Olivier Houdé : « Il s’agit d’entraîner l’enfant à inhiber son propre point de vue, égocentré, pour activer celui de l’autre ».


Selon Max Planck : « Parler de libre arbitre reviendrait à dire que l’on renonce à comprendre scientifiquement ». Cette affirmation nous conduirait à envisager une incompatibilité entre libre arbitre et science. Pourtant, nous venons de démontrer qu’une possible cohabitation est à envisager en tant qu’on peut agir sur notre cerveau et ses mécanismes inhibiteurs. De nos jours, la recherche sur le cerveau humain est un des domaines qui a le plus progressé durant les trente dernières années et ce domaine est pour les scientifiques un champ expérimental sur lequel ils fondent de grands espoirs (Schick, 2018). Les Etats Unis, en 1990, furent les premiers à se pencher sur un programme pluri-disciplinaire nommé « Decade of the brain » (« décennie du cerveau »), suivis par les allemands, environ dix années plus tard avec le lancement de leur projet « Dekade des menschlichen Gehins » (« Décennie du cerveau humain »)(Schick, 2018). Du côté des scientifiques allemands, le manifeste publié en 2004 dans le journal allemand Gehirn und Geist ( Cerveau et esprit), dans lequel, onze neuroscientifiques de renom déclarent : « Quant à la conception que nous avons de nous-mêmes, nous devrons faire face prochainement à des chocs importants ». Dans le manifeste, on apprend que le modèle dualiste de séparation du corps et de l’esprit serait remis en cause au même titre que la différence entre savoir inné et savoir acquis. Les arguments mis en évidence allant à l’encontre du dualisme étaient :

  • Manque d’un centre dans le cerveau

  • Violation du principe de Conservation de l’énergie par la transmission de l’information de l’esprit au corps

  • Clôture causal du monde physique

On peut remarquer que si le premier argument est en lien étroit avec les recherches en neurosciences, les deux autres sont directement reliés à la théorie physique ( Schick, 2018). Wolf Singer est un neuroscientifique reconnu qui songe au libre arbitre lorsqu’il nous exhorte à abandonner des « domaines tenus pour sacrés » à l’appui des nouvelles connaissances en neurosciences.

La recherche sur le cerveau humain et le libre arbitre est un thème central en Allemagne. La position de Wolf Singer et Gerhard Roth serait d’affirmer que « le libre arbitre est une simple illusion! ».

On peut définir le libre arbitre sur deux critères :


  • Est libre, celui qui peut décider, agir, ou être autrement qu’il ne décide, agit ou est.

Wolf Singer remet cette assertion en cause en tant que chaque action ou décision serait « fondée sur des processus neuronaux déterministes », ce qui sous entend que « personne ne peut (être) autrement qu’il n’est » (Schick, 2018).

  • Est libre celui qui est la source, l’origine ou l’auteur de ses décisions et de ses actions. Gerhard Roth remet quant à lui cette assertion en cause, en cela qu’il affirme que toutes actions humaines sont guidées par des processus cérébraux, ce qui retire au libre arbitre toute efficacité possible : « Ce n’est pas le moi, c’est le cerveau qui décide! ».

Plusieurs découvertes neuroscientifiques sont à l’origine des critiques du libre arbitre dont : l’expérience de Libet, La Théorie de Daniel Wegner et Thalia Wheatley et l’Expérience de Joaquim Brasil-Neto.

L’expérience de Libet me semble la plus pertinente et la plus déterminante en ce qui concerne le débat sur le libre arbitre. Benjamin Libet, neuroscientifique américain appuya son expérience en 1980 sur les résultats de la démonstration fondée sur « les mouvements corporels simples et volontaires (comme plier le doigt qui) étaient précédés d’un changement mesurable de la tension électrique à la surface du cerveau » (Schick, 2018), découverte des neuroscientifiques allemands Helmut Kornhuber et Lüder Deecke. Enregistré à l’aide d’un EEG (électroencéphalogramme), ce changement mis en exergue une activité inconsciente au niveau du cortex moteur qui permit à Kornhuber et Deecke de nommer « Potentiel promoteur » (Bereitschoftpotentiel) qui prépare l’activité musculaire mesurable à l’aide d’un EMG (électromyogramme). Libet qui envisageait la confirmation empirique du concept du libre arbitre s’attacha tout d’abord à le rendre opérationnel. Sans rentrer dans le détail de son expérience, nous pouvons reprendre l’interprétation des résultats de l’expérience de Libet par le psychologue Wolfgang Prinz qui fait une critique naturaliste du libre arbitre lorsqu’il déduit cette conséquence : « Nous ne faisons pas ce que nous voulons, mais nous voulons ce que nous faisons ». Il s’ensuit que cette interprétation indique que nous effectuons des actions que nous qualifions après coup de volontaires et qui seraient en réalité effectuées grâce à des processus cérébraux non conscients (« nous voulons ce que nous faisons »), ce qui entraîne que nous sommes dans l’erreur quand nous pensons que la cause de l’action qui s’ensuit est la volonté consciente (« nous voulons ce que nous faisons »).


Toutefois, ces résultats ne doivent pas nous faire oublier que les conditions expérimentales sont sujettes à un caractère « artificiel » et que les expériences neuroscientifiques sont trop limitées pour mettre en oeuvre la complexité du processus d’ensemble de la décision. Cette réflexion concernant la relation entre le cerveau et le libre arbitre ne doit pas masquer le fait qu’aujourd’hui plus que jamais, les enfants, les adolescents, mais nous aussi, en tant qu’adultes, nous avons le devoir de cultiver notre libre arbitre dans cette société où règnent : les algorithmes si efficaces dans leur rôle de « booster d’achat », les réseaux sociaux qui mettent en avant un fil d’actualités qui nous touche de près, nous incite à assoir nos positions, à les radicaliser, plutôt qu’à nous amener à douter, à remettre en cause nos positions. Comme nous l’avons appréhendé dans cet article et pour revenir aux enfants, ils ont besoin d’un environnement sécurisant pour être capables d’une certaine déstabilisation requise pour la remise en cause de certitudes et l’écoute de contradictions; bref un certain équilibre affectif est nécessaire pour une remise en cause cognitive. Dans cette optique, l’adulte devra se montrer bienveillant, attentif et apprendre la résilience à l’enfant car être libre n’est pas un renoncement à l’obstacle mais au contraire une confrontation aux obstacles. Le libre arbitre est bien un apprentissage, une méthode que Kant formulait si bien à travers ces trois maximes de sens communs très pertinentes :

  • « Toujours penser par soi-même », souvent appliquée en tant que contestation, mais trop réductrice

  • « Toujours penser en se mettant à la place d’autrui », rarement appliquée

  • « Toujours penser en accord avec soi-même », sans doute la plus difficile à mettre en application.


Bibliographie


De Molina, L. (2004). Libre arbitre et contingence. Philosophie. 3(3), 9-35.

  • Gravillon, I. (2021). Comment la pensée critique vient aux enfants. L’école des parents, 1(1), 28-34.

  • Meirieu, P. (2021). Résister aux algorithmes, L’école des parents, 1(1), 38-40.

  • Schick, B. (2018). Neurosciences et libre arbitre. Le débat allemand. Transversalités, 3(3), 59-70.

  • Tavoillot, P. (2021). Un esprit critique ET adulte. L’école des parents, 1(1), 3-3.


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