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Photo du rédacteurAnouchka

La Philia : l'amour de certains privilégiés


L’Eros est manque et n’acquière sa puissance que dans ce même manque. Dès lors, se pose la question de savoir si l’amour n’est que manque? Pourtant, nous pouvons aimer une personne avec qui nous sommes et que nous désirons, de même, nous pouvons désirer être la personne que nous sommes ou désirer ce que nous avons par exemple. Dans son livre Rester en vie, Matt Haig raconte sa descente dans le puit de la dépression et nous livre une belle définition de l’amour, liant de manière inextricable Eros et Philia : « Cependant, pas un seul moment ou je ne l’aimais pas. Je l’aimais entièrement. Amour- amitié et amour-amour. Philia et Eros. Quoique des deux, ce profond amour-amitié soit le plus important des deux ». Lorsqu’on cesse d’aimer ce qui nous manque, on introduit finalement de la joie dans la démarche amoureuse. Schreiden en 2009 dans son article Guérir c’est oser aimer. La place de l’amour dans la psychothérapie remarque avec justesse que dire « je t’aime » dans le manque convoque un « Moi aussi! », tandis que dire « je t’aime » lorsque s’invite la joie convoque un « Il y a de la joie en moi et la cause de ma joie, c’est que tu sois là… ». Dans cet article, nous nous pencherons sur la Philia et nous chercherons des pistes de réflexion afin de tenter d’introduire une possible cohabitation bien qu’elle semble de prime abord improbable entre Eros et Philia.


Lorsque nous sommes en présence d’une personne que l’on aime, ce n’est pas le manque qui nous conduit à cet amour - c’est cet amour qui me conduit parfois au manque - il y a un primat de la joie sur le manque. Le terme amour en français inclut l’attente tout autant que la gratitude. Le grec se montre plus précis en choisissant le substantif Philia pour rendre compte des rapports interpersonnels décrivant la gratitude. Avec la notion d’Eros apparait le désir mais dans le manque tandis qu’un autre désir existe qui n’est ni manque, ni frustration, il s’agit du désir qu’un homme et une femme ressente dans le partage de l’acte d’amour - il s’agit bien d’un amour heureux -

Le lien amical est un lien durable qui perdure malgré l’absence et s’élève au delà-du manque. Il place les parties sur un pied d’égalité, excluant souffrance et jalousie. Afin de définir au mieux l’amitié, nous allons nous référer à Aristote et plus précisément à son ouvrage l’Ethique à Nicomaque dans lequel il présente l’essentiel que l’on puisse dire en ce qui concerne l’amitié :

  • L’amitié est « désirable par elle-même », et en outre, « consiste plutôt à aimer qu’à être aimé ».

  • La vie serait une erreur sans l’amitié qui se montre « condition du bonheur »

  • L’amitié convoque une forme d’égalité - soit il y a primat de l’égalité sur l’amitié, soit la relation amicale fonde cette égalité -

  • Aristote positionne l’amitié au dessus de la justice. L’amitié en tant qu’il la considère comme « la plus haute expression de la justice » (Comte-Sponville, 1999), inclut celle-ci et la dépasse.

  • L’amitié est sélective, elle n’est pas un amour de l’humanité toute entière.

  • L’amitié n’est pas incomplétude, ni même fusion.

  • « L’amitié la plus haute n’est pas une passion mais une vertu » (Comte-Sponville, 1999)

Cette définition peut se réduire à : « Aimer (est ) la vertu des amis » ( Ethique à Nicomaque, Livre VIII et IX).


Pour revenir au désir, il n’est pas manque en lui-même : il peut s’agir de frustration ( objet qui fait défaut ) ou de dégoût ( lassitude de l’objet selon Spinoza ). On peut par conséquent en déduire qu’il y a différents types d’amour dont les objets sont eux aussi différents. André-Comte Sponville (1999) propose une définition de l’amour : « aimer c’est pouvoir jouir ou se réjouir de quelque chose », dérivée de celle de Stendhal : « Aimer, c’est avoir du plaisir à voir, toucher, sentir par tous les sens et d’aussi près que possible, un objet aimable et qui vous aime ». La définition de Comte-Sponville fait appel à une notion supplémentaire, c’est à dire à l’âme car en effet, le bonheur dans les relations interpersonnelles ne peut surgir que si et seulement si il est un bonheur pour l’âme.

Pour Spinoza, l’amour est indissociable de la joie et participe au plaisir. L’amour est le reflet du plaisir. Le plaisir est le pendant de l’amour, son présent, son futur. Voici « le secret de Spinoza, de la sagesse et du bonheur : il n’est d’amour que de joie, il n’est de joie que d’aimer » (Comte-Sponville, 1999). Cette assertion pose l’épineuse question à nouveau des enfants qui n’ont pas connu l’amour de leurs parents ou de leurs proches et des problèmes de construction et d’identité qui peuvent en découler - mais cette problématique n’est pas le pivot central de cette réflexion et pourra être débattue dans un autre article -


Afin de baliser le modèle de l’amitié, nous pouvons à nouveau nous appuyer sur Aristote et l’Ethique à Nicomaque. Aristote conçoit l’amitié comme :

  • « La joie que les mères ressentent à aimer leurs enfants »

  • « L’amour (philia) entre mari et femme plus spécialement quand « tous deux mettent leur joie en la vertu de l’autre »

  • L’amour fraternel, paternel ou filial

  • L’amour des amants qu’Eros ne pourrait à lui seul « contenir ni épuiser »

  • L’amitié par excellence, celle des hommes de vertu qui « souhaitent du bien à leurs amis pour l’amour de ces derniers ». Cela leur permet d’être qualifiés d’ « amis par excellence ».


La vie du couple à son commencement ne pourrait survivre si amour-passion (Eros) ne tutoyait pas l’amour-joie (Bonheur =Philia). Aristote met bien l’accent sur le fait que « l’amour (philia) entre mari et femme » est une des formes de l'amitié, celle-ci étant éminemment liée à la dimension sexuelle, c’est à dire à l’Eros. Le quotidien érode la passion, aussi, il parait indispensable de considérer la Philia comme une alliée pour ce voyage au long cours sur une mer parfois déchaînée.

« Passion veut dire souffrance, chose subie, prépondérance du destin sur la personne libre et responsable. Aimer l’amour plus que l’objet de l’amour, aimer la passion pour elle-même, de l’amabam amare d’Augustin jusqu’au romantisme moderne, c’est aimer et chercher la souffrance » ( Denis Rougemont, L’amour et l’Occident).

Les sentiments que l’on ressent après des années de vie commune n’ont en effet plus rien à voir avec le concept de cristallisation dont nous parle Stendhal dans son livre De l’amour paru en 1822. Dans cet ouvrage, Stendhal, dans le chapitre 2 intitulé « De la naissance de l’amour » nous livre une définition de l’amour naissant : « …Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections ». Il s'agit d’idéaliser l’amour bien plus que de le vivre. Dès lors le sentiment d’aimer est premier. Ce mouvement trouvera son apogée au XVIII ème siècle avec « La carte du tendre » dont il est question dans Les précieuses ridicules de Molière. Il n’est de passion qui ne dure. Le mari, synonyme de relation idyllique des débuts se transforme en vilain canard avec le temps. La chanson de Claude Nougaro Une petite fille dont les paroles : Quand le vilain mari tue le prince charmant éclaire parfaitement cette problématique. Le même homme (le prince charmant) est attendu, espéré, rêvé et puis le mari, épousé, possédé et trop présent : deux individus, l’un qui brille telle une étoile et pour lequel on brûle de passion et l’autre, à l’image d’une bougie qui s’éteint faute d’oxygène, lassitude du couple, errance du sentiment amoureux, désillusion, illusion d’une passion défunte. Nietzsche dans son ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra nous livre une version du mariage qu’il juge parfois comme « une aventure exigeante et belle » mais qui n’est la plupart du temps que « … misère de l’âme, … ordure de l’âme à deux, … pitoyable bien-être à deux ».


L’amour est-il une chimère? Pourtant, certains couples semblent heureux, unis, aimants l’un envers l’autre des années après avoir convolé en justes noces. La passion amoureuse s’est effacée, laissant le champ libre à la philia qui trouve son épanouissement dans la sincérité, la fidélité, la joie, la gratitude, la confiance. Et puis sans doute aussi et surtout la tendresse et l’humour qui est le ciment d’un couple. La passion creuse le lit de la souffrance, exacerbe le passage du temps qui coure, j’entend par là, le temps humain, compté. Ces couples ont embrassé leurs différences pour les dépasser. Ils ont pris leurs propres zones d’ombre et de lumière et celles de l’autre pour les sublimer, oscillant de la fragilité à la force, dans le partage des silences, de la solitude inhérente à la condition humaine à une paix de l’âme. La fusion n’est plus à l’ordre du jour depuis longtemps. Leur seul désir est de préserver cet équilibre toujours fragile, cette minuscule faille, cet entre-deux, ce soupir délicat qui ponctue leurs accords et leurs dissonances. Lové dans cet espace ronronne le doux murmure de chaque jardin secret, espace non partagé avec l’autre, peut-être dernier bastion protecteur de l’ultime lassitude qui tue l’amour ou plus précisément qui tue « l’acte d’aimer » pour reprendre l’expression de Denis Rougemont (L’Amour et l’Occident, VII, 4, p.262) - « être amoureux est un état, aimer est un un acte » - On peut par conséquent en déduire que l’acte d’aimer est réservé à quelques initiés alors qu’être amoureux touche tout un chacun. Dès lors qu’un acte est dépendant de notre « vouloir », nous engage, l’amour ne peut pas être uniquement passionnel. Nous ne pouvons pas nous engager dans la durée à rester amoureux car cela équivaudrait à promettre que nous aurons la fièvre (amoureuse) durant toute notre existence.


Nous avons finalement compris qu’Eros et Philia alternent et se montrent inséparables si l’on veut avoir la chance d’aimer. Il est plus aisé de rêver un amour sublimé et par conséquent de tomber amoureux ou « tomber en amour » comme le disent les québécois - je trouve cette expression très imagée et parlante, elle m’évoque la notion de vertige, le vertige de l’amour, être grisé par l’amour - que d’aimer car aimer nous replace dans le concret de la réalité. Svami Prajnanpad, un sage indien nous dira à ce sujet : « Passer de l’opinion à la perception et de l’imagination au fait, de l’illusion à la réalité, de ce qui n’est pas à ce qui est, voilà le cheminement » ( Prajnanpad, S., ABC d’une sagesse, La Table Ronde, 1998). Pour éprouver la philia, il serait par conséquent nécessaire d’atteindre un certain degré d’évolution dans notre appréhension des sentiments affectifs. En outre, cela suppose de se hisser à un certain niveau d’autonomie qui suppose l’acceptation de l’autre en tant qu’un sujet lui-même doté d’autonomie, sujet différent. Il n’est dans ces conditions bien évidemment plus du tout question de fusion.


Bibliographie


  • Comte-Sponville, A. (1999). 18. L’amour. Dans : , A. Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus ( pp.291-385). Paris Cedex 14, France : Presses Universitaires de France.

  • Grolleau, F. (2000). L’amour est-il raisonnable? Le philosophoire, 11(1), 73-84.

  • Schreiden L. (2009). Guérir c’est oser aimer. La place de l’amour dans la psychothérapie. Actualités en analyse transactionnelle, 132 (4). 40-56.

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