En français, le terme amour est employé à des fins diverses et recouvre aussi bien l’amour d’un compagnon, d’une compagne que l’amour du bon vin ou l’amour de la nature par exemple. L’étendue de son champ est si vaste que pour en débattre , nous ferons appel à trois notions issues du grec : à savoir, l’Eros platonicien, la Philia aristotélicienne et l’Agapé, notion utilisée dans la tradition chrétienne. La nuance de ces trois termes nous permettra des distinctions subtiles et utiles à la compréhension des différents « types » d’amour. Cet article sera le premier d’un triptyque. Sans doute allez-vous vous interroger sur les motivations qui me poussent à consacrer trois articles à ce thème? L’amour est sans conteste la base de la « nourriture psychologique » de l’enfant (Schreiden, 2009). En outre, il est un thème récurent puisqu’il recouvre : l’affection, la tendresse, l’amitié ou la passion que l’on éprouve pour quelqu’un ou quelque chose (https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/aimer/1925). Il est sans doute aussi la notion la plus galvaudée de notre époque et pourtant il n’en demeure pas moins une des plus précieuses lorsqu’on veut se pencher sur les soins thérapeutiques. Je m’associe à Schreiden qui a positionné l’amour au centre de la relation thérapeutique en publiant un article en 2009 sous le titre : Guérir c’est oser aimer. La place de l’amour dans la relation thérapeutique.
Dans ce premier volet, nous traiterons plus particulièrement de L’Eros en tentant de baliser ce concept.
Une brève définition de l’amour tout d’abord que l’on emprunte à Stendhal dans son ouvrage De l’amour (1822). Pour lui, il existe quatre différentes sortes d’amour : l'amour-passion - à caractère radical et exalté -, l’amour-goût - une forme de représentation et la mise en scène -, l’amour-physique et l’amour-vanité - renvoient tous les deux à la sexualité et au paraître en société -.
Penchons-nous à présent sur l’amour et la relation « amoureuse » qui unit la mère et son nourrisson. Les recherches et études de René Spitz, psychanalyste et psychiatre (1884-1974) ont démontré l’étroite relation indispensable entre mère et enfant dans l’échange amoureux qu’il sont sensés entretenir et qui va permettre à l’enfant de s’engager sur le chemin de l’épanouissement affectif, intellectuel tout autant que physique. René Spitz a ainsi conceptualiser ce qu’il nomme l’hospitalisme par une observation attentive d’enfants privés très tôt de contact affectif et qui vont développer des syndromes dépressifs. Il décrit trois stades et la phase ultime qui n’est fort heureusement pas toujours atteinte :
Phase des pleurs au cours de laquelle l’enfant a conscience que ses pleurs peuvent permettre à sa mère de revenir et d’interrompre la séparation
Phase de glapissements par laquelle l’enfant va interrompre son développement; ce qui est étroitement associé à une perte de poids significative
Phase de retrait et de refus de contact chez l’enfant qui a précédemment connu un lien d’attachement. Privé de ce lien, l’enfant s’acheminera vers une dépression.
Phase ultime dite de marasme selon le terme employé par René Spitz. Durant cette phase, le visage de l’enfant décrit une horrible grimace annonciatrice de la mort du nourrisson
Les observations empiriques menées au regard d’enfants abandonnés et placés dans une institution dite « pouponnière » au sein de laquelle les soins donnés de manière anonyme sans qu’aucun lien affectif ne soit tissé ont démontrées des troubles graves sur ces mêmes enfants (David et Appell, 2014).
Il en découle les difficultés lorsque le thérapeute se retrouve alors face à des adolescents en mal d’amour qui ont peur de souffrir à nouveau et portent des masques plaqués les uns sur les autres qui représentent la marque de mécanismes de protection complexes (Schreiden, 2009). Cet amour nécessaire comme nous venons de le constater dans les premiers mois de la vie du nourrisson, symbiose incontournable en forme de « relation fondatrice pour le nourrisson » (Woollams, S. & Huile, K., 1980) n’est pas à remettre en question et se distingue de la symbiose ( décrite comme type de relation pathologique ) qui découle du mythe d’Aristophane dans Le Banquet de Platon dans lequel il explique la bipolarité de nos ancêtres de façon concomitante à une absolue unité. Aristophane déclare, en effet : « Chaque homme constituait un tout, de forme sphérique, avec un dos et des flans arrondis. Ils avaient quatre mains, autant de jambes, deux visages tout à faits pareils sur un cou parfaitement rond, mais une tête unique pour l’ensemble de ces deux visages opposés l’un à l’autre; ils avaient quatre oreilles, deux organes de la génération et tout le reste à l’avenant ». De ce double sexe découle logiquement les trois genres de l’espèce humaine, à savoir :
Les mâles dotés de deux sexes d’hommes
Les femelles dotées de deux sexes de femmes
Les androgynes dotés de deux sexes différents
Selon le mythe tous ces êtres étaient pourvus d’un force herculéenne leur permettant de grimper dans le ciel pour combattre les dieux. Zeus les coupa en deux de bas en haut comme on coupe un oeuf, afin de leur infliger une sévère punition. Par cet acte, Zeus les condamna au malheur de devoir errer jusqu’à ce qu’il déniche leur moitié, moitié qui leur permettrait de recouvrer la complétude et l’unité parfaite. Ce mythe d’Aristophane assoit les bases d’un amour absolu dans lequel chacun se fond dans sa moitié - ce qui lui permet de s’émanciper de sa solitude - Dans Le Banquet, l’amour est le grand absent mais tous les participants tentent de se lancer sur la piste d’une définition de l’amour pour en saisir l’essence. Dans cet article nous nous concentrerons sur les dires de Socrate et d’Aristophane.
Pour Socrate, l’amour est incomplétude, manque et nous condamne au malheur ou à la religion (Comte-Sponville, 1999); quant à la vision d’Aristophane, elle se situe dans le champ de la passion béate - amour sans faille qui comble de bonheur les deux parties.
Socrate livre une image très différente de celle d’Aristophane, replaçant l’amour dans sa condition de démon, véritable « médiateur » entre les dieux et les hommes, fils de Pénia (la pauvreté) et de Poros (l’expédient) ( Comte-Sponville, 1999). Loin d’être un rêve qui vous dévore, l’amour n’est pas complétude mais au contraire incomplétude, il n’est pas fusion mais quête, ni perfection comblée mais plutôt pauvreté dévorante - il est désir et par la même manque de ce qui est désiré - (Comte-Sponville, 1999). Ainsi dépeint, l’amour prend une toute autre coloration : il se teinte de douleur et de « souffrance féconde » (le Banquet ) voire parfois aussi de joie (Phèdre). Il s’agit bien de passion, sans limite, usant de démesure à souhait. Mais cet amour qui crie famine tant le manque de son objet est grand, qui exulte dans la passion est aussi l’élément moteur de l’enfermement dans une solitude terrible, lot incontournable de tout passionné.
Les humains cherchent dans l’amour leur part d’immortalité : « La nature mortelle cherche tant qu’elle le peut la perpétuité et l’immortalité; mais elle ne le peut que par la génération, en laissant toujours un individu plus jeune à la place d’un plus vieux » (Le Banquet). Le manque ne peut être dissocié de la souffrance et par là même s’accouple avec la possessivité - cet amour est celui décrit par Platon dans Le Banquet, dénommé amour de concupiscence par les scolastiques et mal d’amour par les troubadours - L’amour de concupiscence est très loin d’être vertueux puisqu’il s’agit d’aimer l’autre pour son propre bien et cela peut même aboutir à la haine car « Eros est un dieu jaloux » (Comte-Sponville, 1999). Aimer ce qui manque et posséder, posséder à tout prix : plutôt voir l’être aimé mort que de devoir y renoncer pour un autre ou une autre, plutôt admettre qu’on est malheureux ensemble mais heureux de notre solitude à deux. Le couple marque bien la limite de la passion, du manque : Eros se lasse, se tapit dans un coin; le couple mine l’Eros.
Dans cette logique, si l’on part du principe évident que l’on ne peut manquer que de ce que l’on n’a pas, on est à même de se demander si Platon n’est pas dans le vrai lorsqu’il déclare dans le Phédon que : « Sans le vouloir, les amants malgré eux, n’ont jamais désiré que la mort » - Eros et Thanatos, deux notions intriquées - Aimer l’amour plus que la vie, le manque plus que la présence, « la passion plus que le bonheur ou le plaisir » (Comte-Sponville, 1999), tel est le constat implacable de la passion amoureuse.
En outre, force est de constater qu’il y a un primat de l’amour sur la raison - celui-ci a même une fâcheuse tendance à le supplanter -
Dans ces conditions, nous sommes amenés à nous demander si il est raisonnable d’aimer - c’est à dire d’aimer en tant que l’amour dépasse la logique formelle - ? Cette interrogation, d’après Grolleau (2000) est à rapprocher d’une compatibilité éventuelle avec « la connaissance de soi, celle du monde ou celle d’autrui ».
Le récit de la Nouvelle de Joaquim-Marie Machado de Assis, L’Aliéniste ( traduit du brésilien par M. Lapouge-Petorelli, Métailié, présenté par Pierre Brunel, Suites, 2005, 96 p.) semble être un excellant support pour baliser les limites de l’alpha et de l’oméga de la folie - un guide efficace des limites entre normal et pathologique et de ses dérives possibles - Ce récit soi-disant extrait de « Chroniques » locales est en fait une présentation de la « révolution scientifique, culturelle et politique » instaurée par le Docteur Simon Bacamarte - de retour du continent européen, il ramène dans ses bagages dans son pays natal, à savoir le Brésil, l’invention de « la structure asilaire » (Grolleau, 2000). Il est question pour le Docteur Bacamarte de poser clairement la frontière entre la raison et la folie et de créer avec l’aval du « conseil municipal tout puissant » : la Maison Verte susceptible d’accueillir les patients dans des cellules afin de leur procurer les « soins curatifs idoines ». La dérive survient lorsque le Docteur Bacamarte sous le prétexte de préserver une pseudo-normalité commence à interner des « citoyens émérites » parce qu’ils auraient outrageusement trop aimé les mots, les vieilles pierres ou les bijoux. Le principal motif de ces aliénations abusives, motif invoqué par la docteur réside dans l’amour, un amour pathologique "parce que s’y précipitent les motifs sensibles - ceux-là mêmes dénoncés par Kant dans la Critique de la raison pratique au détriment du débat rationnel objectif - "( Grolleau, 2000).
Le docteur interne le Malheureux Matteus qui avait eu l’idée déraisonnable de tomber en amour pour sa maison et qui passait son temps à admirer ladite maison, son jardin et ses meubles de valeur. Malgré une rumeur grandissante au sujet de docteur répandant telle une traînée de poudre la possibilité que l’aliéniste puisse être plus fou que les aliénés, celui-ci parvient à retourner l’opinion publique à son avantage. Parallèlement, il interne son épouse qui avait eu la malencontreuse idée d’hésiter entre deux bijoux! Dès cet instant, personne ne peut plus discerner l’étroite limite qui sépare la raison de la folie.
On peut tout de même se demander ce qu’il pourrait advenir d’une vie rationnelle aux sens strict du terme? Où commence et où s’achève la folie, quelle est la frontière entre le normal et le pathologique (se référer à l’excellente thèse de Canguilhem) et dans cette optique que serait la vie, régit par la seule raison si ce n’est une vie aseptisée, stérile dénuée de tout intérêt et en particuliers de ce sel et poivre qui constitue justement l’ambiguïté de cette vie.
Nietzsche dans la Généalogie de la morale n’a-t-il pas comparé le raisonnable à « une émanation putride de la morale sclérosante qui tue la vie »? Cueillir la vie dans toute son ambiguïté, c’est décider de rester en vie.
En conclusion, Clément Rosset dans son ouvrage Le principe de cruauté ( Editions Grasset, 1988, P.54) remarque que : « il entre dans l’essence de l’amour de prétendre aimer toujours, mais dans son fait, de n’aimer qu’un temps ». Par conséquent la passion est une illusion, une chimère; le temps tue l’idylle (passion amoureuse ) dans l’oeuf. Pour le dire autrement, la passion amoureuse ne passe pas l’épreuve du temps. Puisqu’il est manque, il ne peut trouver son épanouissement dans la vie mais l’amour est susceptible de perdurer au delà de la vie, dans la mort, trouvant ainsi la parade au manque dans l’éternité. Dans Roméo et Juliette, le manque qui doit subsister, conduit les héros à la mort afin de laisser toujours le manque leur survivre.
Bien entendu, il existe d’autres formes d’amour évoquées en introduction telles que la Philia et l’Agapé : elles seront l’objet d’articles à venir. Pour l’heure, nous pouvons méditer sur une façon d’entretenir un amour réaliste avec une autre personne. Le quotidien et le décloisonnement de l’habitat, l’habitude et la mort du mystère - dans l’intimité partagée - sont sans doute des pistes de réflexion à explorer. Aimer c’est peut-être embrasser les zones d’ombre et de lumière de l’autre, c’est respecter qu’un flou artistique demeure, preuve d’une incomplétude assumée et partagée, témoin d’un jardin secret, d’un inexploré dont chacun reste son propre gardien.
Bibliographie
Comte-Sponville, A. (1999). 18. L’amour. Dans : , A. Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus ( pp.291-385). Paris Cedex 14, France : Presses Universitaires de France.
Grolleau, F. (2000). L’amour est-il raisonnable? Le philosophoire, 11(1), 73-84.
Schreiden L. (2009). Guérir c’est oser aimer. La place de l’amour dans la psychothérapie. Actualités en analyse transactionnelle, 132 (4). 40-56.
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