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La nostalgie : une petite musique langoureuse qui erre entre corps et âme


Sous le terme « savant » de nostalgie se cache le « mal du pays » mais en réalité, cela va sans doute vous étonner, cette notion tire son origine d’un terme médical de la même famille que lombalgie, névralgie ou encore antalgique… La nostalgie relève d’un double enracinement grec - nostos et algos - dans la douleur du retour mais cependant est la grande absente de l’Iliade et de l’Odyssée, tout comme elle demeure introuvable chez Ovide. Les vers tirés de Complaintes : « Scez-tu dont vient ton mal, a vray parler? Connais-tu point pourquoy es en tristesse? », sont une preuve que dès le XV ème siècle, Charles d’Orléans avait pressenti la complexité de la vraie nature de la nostalgie tout en décelant que justement, c’est cette même nature qui la caractérisait. Les poètes du XVI ème siècle tels que Clément Marot, Joaquim du Bellay dans Les Regrets, Ronsard ont chanté les amours et le temps qui s’enfuit. Souvent confondu avec le Spleen, l’ennui ou la mélancolie, quelle est cette « algie » qui semble flotter au dessus de l’humanité toute entière, cette sorte de douleur diffuse, ce vague à l’âme comme une maladie dont nul ne saurait guérir? Quelle est l’histoire de la nostalgie qui prend sous la plume de A. Bolzinger Lauréat de l’Académie de médecine dans son ouvrage De nostalgia « l’allure d’un personnage de roman » pour reprendre l’expression de Zoueïn (2007)?


Il importe dans un premier temps afin de mieux cerner la nostalgie de bien la différencier de termes proches et cependant très différents.

  • Le Spleen est un mot anglais dérivé du terme grec Splên, rate, se définie comme « un ennui vaporeux, atmosphérique, pouvant aller jusqu’au dégoût de vivre » (Samama, 2011). Dans Les Fleurs du mal, Baudelaire le chante comme une angoisse, un voile noir qui recouvre l’horizon, un ennui diffus et pesant. Ce nuage sombre plane aussi bien au dessus de l’homme mais il est aussi une question d’atmosphère interne comme nous le confirme les vers de Baudelaire tirés de son poème Spleen :

« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis

Et que l’horizon embrasse tout le cercle

Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ».

  • L’ennui quant à lui est labile et ciblé. Il n’est pas maladif et peut concerner une activité qui s’interrompt ou qui provisoirement ne comble pas nos attentes.

  • L’angoisse apparait dès le moyen-âge, sous le terme « anguisse » dont la signification est l’oppression aussi bien physique que morale. Le terme angoisse vient du latin angustia - passage étroit, resserrement - qui revêt au sens figuré l’acception de difficulté ou de situation critique. L’angoisse est une émotion proche de la peur mais qui s’en différencie car elle est sans objet manifeste. Sa construction est souvent un mécanisme inconscient provoqué par un manque de sécurité intérieure.

  • Enfin la mélancolie nommée « soleil noir » chez Baudelaire et « bille noire » chez Hippocrate est une monomanie, une disposition triste et rêveuse ( Samama, 2011). Sous forme de lypémanie, c’est à dire sous forme de dépression sévère, elle est pathologique. Dans sa gravure au burin, La Melancholia, Albrecht Dürer (1514), symbolise une profonde tristesse dont on ne guérit pas, inhérente à la condition humaine et à la quête d’infini impossible à satisfaire (Samama, 2011). Si elle s’éloigne de l’acédie - affection spirituelle qui touche les moines en particuliers et se manifeste sous la forme d’un dégoût de la prière, d’un découragement - que Baudelaire nomme « maladie des moines », la nostalgie est une tristesse vague dans laquelle se noient des désirs évasifs. Drapée dans sa toge théâtrale, la mélancolie vagabonde, insaisissable, elle dérive de l’immobilité à l’absence, de l’abandon au vide; tandis que la nostalgie erre entre corps et âme, entre souffrance et absence.


Il faudra attendre 1688 pour que De nostalgia au titre d’une dissertation, prélude à une thèse de médecine de Johannes Hofer (1757-1810) soit publiée. Le jeune étudiant se rendant à Bâle pour y étudier la médecine conclut au terme d’observations empiriques que les patients atteints de nostalgie sont des « sujets à l’âge fragile et délicat, particulièrement vulnérables au départ » et situe le siège du mal dans la zone la plus profonde du cerveau et dans ses filaments nerveux (Zoueïn, 2007). A partir de là, va naître une histoire médicale de la nostalgie.

L’ouvrage de A. Bolzinger, psychiatre et psychanalyste nous conduit à suivre « des récits et témoignages poignants », « qui connait la chronique de ces jeunes morts sous l’uniforme, sans être morts pour la patrie? » (p. 144) et entraîne le lecteur à rester attentif. Dans son ouvrage, Bolzinger met l’accent sur le fait que nostalgie comme mélancolie ne se définissent pas dans la recherche d’un objet imaginaire ou perdu mais bien dans celle d’un objet « mis à distance » (Zoueïn, 2007). Une collection de Lettres aux Poilus tiendra lieu de conclusion à l’ouvrage d’André Bolzinger. En « psychanalyste rebelle », il instille dans les esprits par l’intermédiaire d’Etienne Tanty, jeune étudiant en philosophie et langues anciennes une critique acerbe de « cette nouvelle idéologie médicale qui mettait la science des phénomènes morbides au service de la nation ». Tout en jouant une partition libre du cours de ses « pensées intimes », Tanty, en proie à la nostalgie, nous entraîne avec l’auteur dans l’écriture destinée à sa famille avec la correspondance de Freud et de Fliess en rappel (Zoueïn, 2007). Le texte épistolaire se présente sous la forme « d’associations d’idées » appelant à réponse de son destinataire. Au fil du temps et des décès de ses camarades, le courrier se fait plus rare et Tanty ira jusqu’à mettre en scène sa propre mort et relater le deuil de sa famille.

Pour l’auteur, André Bolzinger, il a été question d’une auto-analyse ou pour reprendre le terme créé par Jean Laplanche et Jean Bernard Pontalis d’une perlaboration - élaboration qui fonde le travail analytique et a pour objet la suppression du symptôme névrotique - L’écriture serait en quelque sorte le médium au sens philosophique qui permettrait de prendre le relais de la parole pour « (pousser) l’auto-analyse jusqu’à la charge inconsciente du ressentiment ». Selon les propres termes de Zoueïn, une « éthique de la distance » remplacerait la « mise à distance de l’objet » dans la nostalgie.


La nostalgie est bien un affect qui accompagne le ressenti de toute personne en exil et qualifiée par Johannes Hofer de maladie dépressive inhérente au « mal du pays » et possiblement pouvant conduire à la mort si le retour du patient dans sa patrie se montre impossible.

Le XX ème siècle est le siècle des « déplacés et des réfugiés » qui débute avec le génocide qui tue des Arméniens et trouve son apogée avec Le Crime nazi. Ce siècle a été aussi le théâtre de la création de l’état d’Israël restituant une patrie aux israélites et de façon concomitante déracinant des millions de palestiniens - accentuant le malaise juif si besoin en était!! - (Rauchs, 2014).

Juste avant l’histoire retracée par Bolzinger en 2007, la description princeps de la nostalgie a trouvé sa signification en s’appuyant sur les suisses, population de mercenaires de l’époque sur les champs de bataille et qui mouraient de blessures ou de maladies - tuberculose, typhus, dysenterie… - et se voyaient prononcer le diagnostic de nostalgie! ( Rauchs, 2014).

Comment ne pas évoquer les rêves ou cauchemars de ces exilés, même si nous pouvons noter que les rêves sont peu présents dans la littérature en général. Pour Freud, dans les topiques, le rêve est un voyage au pays de l’inconscient, pays étrange tout autant que étranger et qui est régi par ses lois propres. Si l’on admet que le rêve est un pays différent où l’on parle une autre langue, le rêve en exil aboutit à un non-sens. Pourtant, Charlotte Beradt, jeune juive communiste de 32 ans a publié en 1966 son ouvrage Das dritte Reich des Traums (Le Troisième Reich du rêve) dans lequel, elle relate trois cent rêves dans l’Allemagne nazie entre 1933 et 1939. Jouant le rôle d’entomologiste et d’ethnologue, Charlotte Beradt se hisse à la hauteur des résistants pour consigner avec patience les preuves de l’empoisonnement de la psyché par les allemands, de l’asservissement au régime totalitaire. Elle émigrera à New York avec son époux en 1939 dans le quartier juif où elle gagnera sa vie en tant que coiffeuse et rencontrera entre autre Hannah Arendt qui deviendra son amie.

Son ouvrage bannit l’approche psychanalytique freudienne pour ne conserver que le contenu manifeste et tend plutôt à se rapprocher de la conception d’Arendt ou de Jaspers. Les rêves relatés sont tous entachés du poison des « restes diurnes » enchaînés à la peur du régime totalitaire. Imprégnés de ce réel sombre, les rêves baignent dans une ambiance psychotique et sont le reflet d’une totale perte d’intimité voire de viol de la pensée ( Rauchs, 2004). Le thème récurrent de ces rêves embrasse « l’impossibilité de l’exil, l’invasion du réel par des murs qui s’écroulent, des poêles qui se mettent à parler, des lampes qui au lieu d’éclairer le rêveur éclairent les espions du régime… » (Rauchs, 2004). Un des rêveurs affirme : « Tout ce que j’ai mis dans mon rêve est politique ». En outre, si la suppression des murs conduit à une impossibilité d’un exil, force est de constater pourtant que le rêve permet un exil, sorte de refuge, de monde fantasmagorique.

Pour les exilés, la nostalgie est un loup qui guette, tapis prêt à surgir sous la forme d’une maladie dépressive mortelle comme le pensaient les anciens. Et c’est bien de dépersonnalisation dont il est question voire même d’anéantissement qui pouvait se concrétiser par la perte pure et simple de la langue maternelle. On retrouve des témoignages chez les romains et notamment chez Ovide qui, en exil en Asie Mineure, écrira deux livres sur la nostalgie, à savoir les Tristes et les Pontiques en déclarant : « J’ai désormais moi-même peine à trouver les mots latins(…). Déjà il me semble, j’ai moi-même désappris le latin ».

Enfin, pour revenir aux rêves, certains rêves nous parlent du Syndrome de Stockholm que l’on peut qualifier de psychotique : phénomène psychologique à l’oeuvre chez les détenus de longue durée qui développent vis à vis de leurs geôliers une sorte d’empathie suivant des mécanismes d’identification et de survie afin de se protéger de leur propre angoisse pour masquer un danger pourtant bien réel.


Si la nostalgie est semble-t-il la musique lancinante qui enveloppe les exilés, l’âme humaine est d’une remarquable complexité : elle est « un insondable âbime » (Samama, 2011) capable de désirer mais de ressentir un manque douloureux accompagnant ce même désir. Le terme russe de Tocka qui signifie : le désir du manque trouve une traduction parfaite dans le français par l’expression « tu me manques ». Cette expression nous ouvre la voie vers une possibilité que la nostalgie concerne plus les personnes que les lieux.

Le manque conduit irrémédiablement à l’absence qui « même légère », « parle de la mort » (Bobin, 2018). La mort évoque immanquablement le souvenir des morts et la nostalgie qui l’accompagne : le souvenir est « l'éclatante lumière de la vie éternelle » (Bobin, 2018) mais le temps se contracte sur lui-même, mêlant passé et présent lorsque surgit un objet ayant appartenu au mort qui nous « rapproche de l’être aimé dans un brouillard nostalgique » (Bobin, 2018).

Selon Vladimir Jankélévitch (L’irréversible et la nostalgie, Flammarion, 1974), la nostalgie serait « une mélancolie humaine » que la conscience d’un ailleurs, rendrait possible. La nostalgie est sans doute la conséquence de l’irréversibilité du temps et de notre quête chimérique de jeunesse. Jankélévitch conçoit la nostalgie en la rapprochant des deux dimensions du lieu même imaginaire (un ailleurs qui fût jadis un ici) et du temps (notre défunte vie passée) ( Samama, 2011). L’homme est coincé dans sa finitude, étriqué dans le temps, il s’emmêle dans sa nostalgie. Il est pourtant comme le nomme Heiddeger dans son ouvrage De l’essence du fondement (Question I, Paris, Gallimard, 1968) : « un être des lointains » qui conscient de sa condition de morituri est par essence un être métaphysique.


Dans le deuil se tisse une démarche mélancolique caractérisée par une impossibilité de coupure avec l’objet aimé : cet objet aimé doit briller pour l’éternité.

Virginia Wolf lorsqu’elle est devenue écrivain notera ce rapport au temps qui lui permet par l’intermédiaire de l’écriture de conserver en vie son père et son frère, tous deux décédés et d’autoriser les années à s’enfiler telles les perles d’un collier sans fin. A la mort de sa mère, Virginia sera le témoin de la culpabilité de son père qui se reprochera le décès de sa femme Julia qui serait morte faute de n’avoir pas été assez aimée de lui. En retour, Virginia se culpabilisera de la mort de son père.

L’amour est bien le noeud central du conflit qui conduit l’être en vie à errer dans un univers où la fusion a échoué, désormais personnage amputé de sa moitié. Ce constat entraîne irrémédiablement le vivant qui n’a su combler ce manque d’amour à demeurer cloué sur la croix de sa finitude. Dans l’écriture, Virginia tente de couper avec l’objet, ce qui lui permet de mettre la mort à distance. Tant que perdure le travail d’écriture, elle se protège derrière la fiction mais lorsque s’achève l’accouchement de l’oeuvre, elle tombe malade. Dans son ouvrage La promenade au phare, le personnage de Madame Ramsay, directement inspiré de Julia Stephen, sa mère, permet à Virginia, suivant ses dires, de rompre avec l’ombre fantomatique de sa mère à l’achèvement de l’écriture du roman. Dans son journal, elle évoque son impression d’être sans corps, sans image ( Floc’h, 2004) et son oeuvre est une mine descriptive de la vision floue, embuée. L’autre est notre miroir et si ce miroir par l’intermédiaire de l’oeil est flou, morne et ne reflète que le vide, les identifications imaginaires ne peuvent avoir lieu.

Pour conclure, le temps semble bien être l’élément fondateur de la nostalgie. Le théâtre de Tchekhov est une balade langoureuse au pays de la nostalgie. Le temps parcourt son théâtre comme une musique douce qui tente d’apaiser la cruauté de son irréversibilité et de notre condition de mortels.


Bibliographie


  • Bobin, C. ( 2018). Noireclaire précédé de Carnet de soleil. Paris : Folio.

  • Floc’h, I. (2004). Virginia Woolf ou le deuil impossible. La clinique lacanienne, n°8(2), 241-249.

  • Rauchs, P. (2014). La nostalgie : rêve ou cauchemar ? L’Autre, volume 15(3), 310-317.

  • Samama, G. (2011). La nostalgie : cette petite musique de nulle part ailleurs. Sigila, 27(1), 143-156.

  • Zoueïn, J. (2007). André Bolzinger, Histoire de la nostalgie : Paris, Editions Campagne première, 2007. Che vuoi, 28(2), 173-176.

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