La peur bien que rarement avouée, émotion dont la fréquence quotidienne est pourtant incontournable a été mise en exergue par les romanciers populaires. Georges Simenon en 1965, dans son livre La patience de Maigret (Editions Presses de la Cité, Paris, p.128) fait un inventaire des peurs des tous petits : dès leur entrée à l’école ils connaissent la peur des mauvaises notes exacerbée par la crainte de montrer leur bulletin scolaire aux parents. Il cite aussi « la peur de l’eau, la peur du feu, la peur des animaux, la peur de l’obscurité.. (…) dans sa demi conscience, toutes ces peurs deviennent comme une symphonie sourde et tragique : les peurs latentes qu’on traine jusqu’au bout derrière soi, les peurs aiguës qui font crier, les peurs dont on se moque après coup, la peur de l’accident, de la maladie, de l’agent de police, la peur des gens, de ce qu’ils disent, de ce qu’ils pensent, des regards qu’ils posent sur nous au passage ». L’histoire de l’humanité a été parcourue par les grandes Peurs traditionnelles, à savoir les peurs métaphysiques - peur de la mort, de la damnation…- et les peurs sociales - épidémies, catastrophes naturelles, famines…- et enfin les peurs historico-politiques - crainte inspirée par le tyran, peur de la guerre civile, terreur des invasions barbares - Ces grandes peurs ont été épisodiquement remplacées par une prolifération de petites peurs mais ces épisodes ne sont que des passerelles entre Les Grandes peurs, loin d’avoir été éradiquées; le XXème siècle marqué par trois pandémies dévastatrices en est une preuve flagrante : 1918 année de la grippe espagnole ( 100 millions d’individus morts en à peine un an), 1956 année de la grippe asiatique ( entre 1 et 4 millions de morts en 2 ans) et enfin, 1968 la grippe de Honk Hong ( 2 millions de morts en un an). Le XXI ème siècle est à nouveau le théâtre mondial d’une pandémie : la Covid 19 qui serait à l’origine de 1,4 millions de morts dans le monde en à peine un an.( https://www.linternaute.com/actualite/guide-vie-quotidienne/2486227-coronavirus-dans-le-monde-le-bilan-de-l-epidemie-en-chiffres-en-europe-aux-usa-en-asie/) .
La peur est un anesthésiant; sous le régime de la peur la raison s’efface pour laisser place au désordre mental. La peur serait-elle le corollaire de la soumission? Doit-on encore démontrer que la peur est l’arme fatale des régimes totalitaires?
Selon le dictionnaire historique de la langue française (sous la direction d’Alain Rey, Paris, Le Robert, 1998), le terme peur dérive du latin pavor qui lui-même désigne l’effroi, l’épouvante et par affaiblissement un sentiment de crainte ainsi que l’émotion qui saisit et fait perdre le sang froid (De Visscher, 2015). Le mot peur présent depuis le V ème siècle est de nos jours le terme général de l’émotion jumelée à la « prise de conscience » d’un péril dont l’intensité est variable et légèrement moins forte que frayeur, effroi. Il est nécessaire de rajouter à cette définition le terme anglais de phobie - datant de 1880 - issue du mot phobia - existe depuis 1786 - employé en psychopathologie qui signifie peur, aversion intense par extension et cela depuis le début du XX ème siècle.
Comme le remarquent les auteurs Delouvée et Rateau (2013), la peur est une notion polymorphe, en cela qu’elle n’est pas uniquement porteuse de craintes de « haut niveau » - attaques terroristes, épidémies, sida, réchauffement climatique - mais qu’elle recouvre aussi les « peurs tranquilles » de la vie de tous les jours. Les peurs ne trouvent pas toujours leurs sources sur un fondement objectif : autrement, qu’adviendrait-il de la peur des fantômes! Ces peurs individuelles peuvent se répondre en écho et faire émerger des peurs collectives qui, véhiculées en tant que représentations sociales et érigées comme dangers potentiels se transforment en craintes « légitimées voire encouragées » (Mincke et Maes, 2014).
Michel Louis Rouquette s’est penché sur les situations menaçantes et plus particulièrement sur les peurs collectives et a proposé une brève taxinomie à partir d’objets et des « lieux de la peur ».
Les objets sont répertoriés en fonction de leur origine. Reprenons l’exemple cité par De Visscher (2015) à propos de : la raison d’une famine qui a pu être attribuée à :
A. Objet humain-intentionnel : aux affameurs du peuple
B. Objet intentionnel non-humain : au châtiment de Dieu
C. Objet humain-non-intentionnel : à l’incurie du gouvernement qui n’a pas prévu de stocks
D. Objet non-intentionnel, non-humain : aux mauvaises récoltes après les intempéries
Quant aux lieux de la peur, l’environnement est en même temps décor et prétexte :
Lieux par nature : lieux où la peur est constante, permanente - l’enfer = lieu imaginaire du châtiment des fautes = sa seule fonction -
Lieux par occasion : la forêt est un lieu occasionnel pour rencontrer le loup
Lieux par inspiration : les cimetières inspirent la peur de la mort
Lieux par destination : le « couloir de la mort » (Death Row), aménagé dans le but particulier d’isoler les détenus condamnés à la peine de mort dans l’administration pénitentiaire américaine.
Riesler (1944) range la peur dans deux catégories : définie versus non définie. Cet auteur postule que l’individu évolue dans un « environnement structuré » et possède des schémas qui lui permettent une anticipation des évènements mais cela ne veut pas dire qu’ils savent réellement ce qui va arriver.
L’éloignement de la menace des grandes guerres, notre rapport à l’histoire moderne qui se fonde sur une forme d’ « oublis » parce que nous sommes dés-exposés aux menaces traditionnelles ( pillages, bêtes féroces…) nous procurent un sentiment d’immunité. Cependant, l’effondrement de la métaphysique et des édifices théologiques ne nous permettent plus d’objectiver la peur de la mort et par conséquent de devenir acteurs de celle-ci. Les pouvoirs traditionnels n’ayant sur leurs sujets qu’une action limitée en ce sens que leur vie familiale, sociale ou intime échappe à leur contrôle, se retrouvent face à une obligation d’inspirer des peurs vives de façon irrégulière s’il ne veulent pas se retrouver dans une position les obligeant à renoncer « aux pouvoirs de l’effroi » (Brosset, 2004).
En 1991, Beccaria dans son ouvrage Des délits et des peines (Editions Flammarion) assoie son « utopie » sur une forme de pouvoir reliant la peur (que le citoyen ne cesse d’éprouver ) au droit du souverain à gouverner en fonction de sa violence ou de sa colère. Beccaria suggère de remplacer la peine de mort, certes horrible mais ponctuelle par un emprisonnement durable car cela permettrait d’être plus dissuasif. Il ne fait aucun doute que les pouvoirs modernes fondent leur légitimité sur des « ambitions protectrices, tutélaires, organisatrices » qui ne peuvent aboutir qu’en instillant la crainte au corps social : il s’agit bien alors de gouverner « à la peur ». L’état de droit imaginé par Platon dans La République en Grèce n’est plus une utopie mais bien une réalité des temps modernes et de nos gouvernants.
Je ne peux pas à ce point de notre réflexion faire une impasse sur la fondation de la politique chez Hobbes qui repose sur « une opération de transvaluation de ce qu’il nomme la crainte » ( Brossat, 2004). Il s’agit de passer d’un état de nature - vivre dans la crainte de l’exposition à l’autre , c’est à dire d’un état de nature poussant chacun à étendre sa puissance au détriment de l’autre - à un état de société et d’institution politique. Pour le dire différemment, la crainte représente l’élément principal et structurant de l’état de nature et renvoie à la peur de la mort car l’autre demeure un meurtrier en puissance. En tant qu’il s’agit de déterminer la nature de l’homme et non pas son rapport avec dieu ni du salut de son âme, Hobbes aborde cette question sur un plan anthropologique et non métaphysique. Afin de passer de l’état de nature à l’état social, Hobbes invente un dispositif qui s’articule autour de l’inversion énergétique de la crainte. Le premier droit de nature que l’homme doit faire valoir est celui de la préservation de son intégrité. Il va être question d’établir des pactes, c’est à dire de mettre en place une vie en société basée sur la crainte mutuelle; cette société sera régie par une autorité légitime désignée en commun et qui sera nommée pour inspirer la crainte par le pacte suivant lequel les sujets renonceront à résister à cette autorité. Sur la base d’une invocation de paix et de sécurité de la part de la société, cette « autorité de forme étatique » a tous pouvoirs pour gouverner à la sécurité. Le modèle hobbesien est intrinsèquement sécuritaire, fondamentalement antidémocratique car fondé sur le postulat anthropologique d’une totale incapacité des hommes à se gouverner eux-mêmes (Brossat, 2004).
Comme nous l’avons déjà évoqué, les sociétés modernes s’étaient éloignées du modèle de Hobbes en cela que les individus redéployant leurs peurs vers une multitude de risques et dangers avaient renoncé à toute autonomie au regard de l’Etat. Les récents évènements en lien avec la crise sanitaire décrétée suite à la Covid 19 ont permis l’émergence, le retour de la vocation première de l’état à produire de l’effroi, fonction étroitement intriquée à la fonction tutélaire. Sous couvert de s’ériger en tant que garants de notre santé voire de notre survie, nos dirigeants instillent la peur de mourir et se montrent répressifs. Mais il est nécessaire de préciser que le sentiment d’insécurité est « une mise en représentation de la peur » ( Jeudy, 2004) et que celui-ci est un habile subterfuge permettant au pouvoir politique de rendre légitimes les mesures de contrôles préventives voire répressives. Il ne s’agit pas seulement d’affecter les adultes mais bien aussi de rallier les jeunes générations que l’on traumatise en diffusant des spots publicitaires qui les culpabilisent en portant à l’écran une mamie décédée de la Covid 19 parce que ces enfants et petits enfants lui ont rendu visite. Sans compter le port du masque obligatoire dès le plus jeune âge qui entrave le souffle alors même que l’oxygène et le souffle sont aux fondements même de la vie! Ce masque hygiénique sensé ralentir la propagation du virus place l’individu dans une position de « danger potentiel ». Les dégâts psychologiques ne sont nullement évoqués dans un système où la soumission est de rigueur, et pourtant ils seront considérables!
Force est de contacter que l’obéissance ou plutôt la soumission s’impose d’autant plus qu’elle est suspendue à de fortes amandes voire à la menace d’un emprisonnement, toutes menaces qui se montrent pour le moins dissuasives! Le gouvernement incitant même à la délation envers ceux qui se montreraient récalcitrants. Quel est notre rapport réel à la soumission face à la peur? Pourrions-nous devenir des tortionnaires si une autorité supérieure et légitime nous le demandait?
Afin de tenter de répondre à cette question, reprenons la désormais célèbre expérience de Stanley Milgram qui s’est déroulée à l’Université de Yale entre 1960 et 1963. Six cent sujets recrutés dans la ville de New Haven auxquels on a fait croire qu’ils participaient à une expérience sur la mémoire et que l’on cherchait à tester les effets de la punition sur les processus d’apprentissage. Un tirage au sort truqué désigne un Sujet naïf qui jouera le rôle du professeur et un élève, le compère, complice de l’expérimentateur. Le sujet naïf devra appendre au compère des paires de mots tels que ballon/chapeau. La consigne donnée au professeur est simple : administrer un choc électrique de 15 volts à chaque mauvaise réponse mais en augmentant de 15 à chaque fois jusqu’à parvenir à un choc électrique de 450 volts qui indique le mot "Danger". Auparavant, Milgram avait fait une enquête auprès des "professionnels du comportement humain », psychiatres, étudiants diplômés, professeurs de sociologie qui furent unanimes à penser que seulement 1 à 2 % des sujets naïfs administreraient le choc électrique maximum et qu’il s’agirait de cas pathologiques assouvissants leurs pulsions agressives; concernant les autres participants ils refuseraient purement et simplement de participer à cette expérience. Les résultats dépassèrent de beaucoup leurs prévisions. Dans le cadre de cet article, nous ne pourrions pas reprendre toutes les expérimentations. Dans une des expérimentations, le sujet naïf est séparé de l’élève par une cloison. A 300 volts, le compère (enregistrement audio) tape sur la cloison et ne donne plus de réponse à partir de 350 volts. Et bien le résultat est surprenant puisque le sujet naïf administre les chocs électriques jusqu’à 405 volts dans 65% des cas. Il faut noter que l’expérimentateur habillé d’une blouse blanche et représentant de la science incite le sujet naïf à continuer : « vous devez continuer », « il faut continuer », « l’expérience veut que vous continuiez ». Milgram nous dit que l’individu passe de l’état autonome (on est déterminé de l’intérieur) à l’état agentique ( individu se sent comme un rouage d’une volonté extérieure à la sienne).
Il semble impératif de rappeler le cadre de la recherche de Milgram : comprendre comment les allemands avaient pu commettre des crimes aussi atroces que les massacres de masse durant la seconde guerre mondiale. Le paradigme explicatif dans les années 60 était le conditionnement des Allemands « ordinaires » par la propagande et l’obéissance aux ordres. Milgram en tant que psychologue social se pose en vérificateur de la croyance populaire en attribuant une sorte de loi de la nature humaine appuyée par la science et en la nommant « état agentique ».
Mais nous sommes en droit de poser certaines limites à cette expérience non pas sur le plan du montage qui fut rigoureux mais plutôt sur le plan de l’interprétation du comportement des cobayes : il n’est fait aucune mention des motivations profondes des cobayes. D’autre part, il n’a pas été demandé aux participants de « torturer » les élèves mais bien de les « punir », c’est à dire qu’on fait état d’une « punition éducative » dans le cadre d’un apprentissage. Le sujet naïf se positionne en tant que pédagogue et est rémunéré pour faire avancer la recherche éducative dans le cadre d’un laboratoire scientifique d’une prestigieuse Université. En outre, selon Philippe Breton (2011), à l’époque de cette expérience, les cobayes ont été recrutés parmi une population de gens pour qui les règles éducatives y incluses celles applicables à la pédagogie étaient : éduquer c’est punir et de préférence en utilisant des châtiments corporels.
En outre, la réponse expérimentale qui déclare que les Allemands sous l’autorité qui les avait placés dans l’état agentique avaient obéi aux ordres, pose problème dans la mesure où les travaux de Christopher Browning (1992) et les témoignages recueillis par les historiens montrent que les exécuteurs désignés pouvaient se soustraire à leur sinistre tâche. La question de la soumission à la peur de l’autorité reste donc en partie non élucidée et il conviendrait de se pencher plus précisément sur les motivations des sujets à pratiquer la torture.
La peur est une émotion complexe qui advient sous l’effet d’une auto-persuasion. Lorsque nous voulons nous rire de la mort, nous pouvons dire : « je n’ai pas peur de la mort! », ce qui équivaudrait à dire que l’on n’a peur de rien! Type même du raisonnement par l’absurde. Guy de Maupassant dans sa nouvelle intitulée La Peur parle de « la vraie peur » qu’il met en marge de tous les périls susceptibles de rendre la mort imminente. Contrairement à l’angoisse ou à la domination possible de certaines craintes à un moment donné, la peur est irréductible puisqu’imprévisible. On en arriverait à rêver de devenir phobique pour mettre cette peur qui se nourrit dans « l’affolement d’un enchainement de représentations » à distance en la focalisant sur un objet et en évitant de le voir! Tout comme l’agoraphobe qui est confronté au quotidien à des espaces ouverts et se retrouve face à l’objet indéfini de sa crainte, nous subissons le face à face avec un virus qui stimule la peur dans la mesure où il ne peut être circonscrit dans le temps et l’espace. Même si la peur est instrumentalisée, manipulée, amplifiée, elle reste étroitement liée à l’instinct de survie. Une vie sans peur équivaudrait à une déréalisation du monde, à l’image des jeux video dont se régalent nos enfants; jeux video qui, au quotidien, leur apprennent à se débarrasser de l’objet de leur frayeur par la stratégie.
Bibliographie
Breton, Philippe, « L’état agentique » existe-t-il vraiment?, Questions de communication, 20/2011, 239-248.
Brossat, A. (2004). Le sale air de la peur. Lignes, 15(3), 25-36.
De Visscher, P. (2015). Craintes, peurs, insécurités. Les Cahiers Internationaux de la Psychologie Sociale, numéro 108(4), 719-743.
Jeudy, H. (2004). La peur virale. Lignes, 15(3), 78-88.
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