En 1904, le psychologue Alfred Binet fut chargé par la commission ministérielle française de mettre en place un questionnaire auquel 75% des enfants d’une même classe d’âge étaient sensés répondre, dans le but de concevoir la notion d’âge mental. Cette démarche visait à un dépistage des enfants les moins « doués ». A sa suite, le psychologue William Stern avança la notion de QI, c’est à dire de quotient intellectuel; celui-ci se calcule en divisant l’âge mental par l’âge physique et en multipliant le résultat par 100 - chiffre qui représente la moyenne d’équilibre - Les enfants ayant un QI inférieur à 100 sont catégorisés comme ayant un retard intellectuel. Il faudra attendre 1940 pour que le neuropsychiatre Julian de Ajuriaguerra parle de « surdoués », en faisant référence à des enfants dotés d’un QI supérieur à 130. Aujourd’hui, on mesure le QI par des tests tels que : le Stanford-Binet, le WISC et le K.ABC ( utilisé pour les enfants) ainsi que le WAIS ( utilisé pour les adultes ). Ces tests mesurent des capacités basées essentiellement sur la logique et la raison, pourtant l’intelligence n’est pas seulement cartésienne ( Midal, 2021). Il a été démontré que l’intelligence repose aussi sur les émotions, le vécu des personnes, c’est à dire sur leurs expériences, sur leur capacité à rebondir sur celles-ci, à se montrer résilient… Il existe d’autres formes d’intelligence telle que l’intelligence émotionnelle, l’intelligence relationnelle ou encore corporelle et mémorielle. Or les tests de QI excluent ces dimensions qui entrent cependant dans une intelligence globale. Dans cet article, nous traiterons plus particulièrement de l’intelligence émotionnelle et relationnelle dans une optique de socle de compétences de plus en plus recherchées par les recruteurs en quête de profils de manager au leadership éthique et inspirant.
L’intelligence émotionnelle ou IE a été popularisée par le psychologue et journaliste scientifique Daniel Goleman, en 1996, qui postule qu’elle est un indicateur beaucoup plus puissant de réussite scolaire et professionnel que le quotient intellectuel (Lagarde, 2019). Son modèle s’appuie sur un savoir-être plus que sur un savoir-faire et d’ouverture pour un référentiel se basant sur des valeurs altruistes développées par la pleine conscience ( Peillot-Book, Shankland, 2016). L’intelligence émotionnelle regroupe les compétences émotionnelles et les compétences relationnelles qui sont elles-mêmes les déterminants des comportements et des performances des managers (Peillot-Book, Shankland, 2016). Le référentiel proposé par l’intelligence émotionnelle présente l’intérêt d’une plus grande souplesse en terme de profils, ouvre une porte sur la diversité des profils versus le référentiel type des responsables de ressources humaines balisant les recrutements sur une norme attendue par l’entreprise plus axée sur le savoir et le savoir-faire.
Le professeur de psychologie Moira Mikolajczac de l’Université de Louvain en Belgique a proposé une classification des compétences émotionnelles et relationnelles ( Peillot-Book, Shankland, 2016).
Concernant les compétences émotionnelles, il s’agit :
d’identifier ses émotions - la pratique de la pleine conscience permet d’accroitre les signaux liés aux sensations -
de comprendre ses émotions - l’émotion est un messager qu’il convient d’apprivoiser -
d’exprimer ses émotions - la pratique de la pleine conscience permet dans un premier temps d’observer son flux émotionnel, et dans un second temps de s’habituer à son intensité afin de s’en distancier, tout en s’ouvrant à l’attention portée sur tous les autres éléments de la situation.
réguler ses émotions - comment être un bon manager si l’on est incapable de gérer sa propre colère, par exemple? - Il existe des techniques psychocorporellles utilisant la respiration comme aide à la régulation des émotions, ou encore la pratique de la pleine conscience qui allie un entrainement à la pensée concrète (issu des thérapies cognitives et comportementales) qui permet de se centrer et d’orienter son attention sur l’ici et maintenant, dans la position du regardant ses pensées passer, tels des nuages, sans se laisser envahir par leur puissance. La pensée concrète est l’antithèse de la pensée abstraite qui s’enracine dans la sur-généralisation, c’est à dire qu’une unique erreur commise devient la norme d’une incapacité majeure à réussir un travail. La renonciation à suivre ses pensées est un facteur important d’acceptation des évènements qui surviennent dans l’instant.
enfin, utiliser ses émotions car elles ne sont pas des ennemies et peuvent même devenir des alliées permettant de répondre au mieux à une situation. L’action revêt un sens positif directement relié au bien-être collectif : ce phénomène a été nommé contagion émotionnelle par James Fowler (chercheur en sciences sociales) et Nicholas Christakis (sociologue et médecin). Par ricochet, le bien-être rejaillit sur les autres.
Concernant les compétences relationnelles, il s’agit :
identifier les émotions des autres - il a été démontré que nous percevons les émotions des autres malgré nous. Cette capacité innée nous permet une interaction avec l’autre dans le but de communiquer, afin de parvenir à résoudre la situation de la manière la plus appropriée.
comprendre les émotions d’autrui - cette capacité fait référence à l’empathie - L’empathie est « la capacité à partager et même à éprouver par voie d’identification partielle le sentiment d’un autre » (Lagarde, 2019). Jean Decety distingue trois formes d’empathie : l’empathie émotionnelle, l’empathie cognitive et l’empathie compationnelle. Selon Tania Singer et Lamm, l’empathie émotionnelle serait portée par l’effet des neurones miroirs. Lorsque nous sommes en empathie avec l’autre, nos neurones sont en synergie avec les neurones de l’autre et les zones du cerveau activées sont les mêmes. Quant à l’empathie cognitive, elle se réfère à la compréhension des émotions de l’autre ce qui permet d’écarter toute projection (attribution de ses propres ressentis et jugements à l’autre) et incompréhension (interprétation faussée de ce que la personne est en train de vivre). La pleine conscience est un facilitateur permettant la perception de ce qui se passe à l’intérieur, tout en restant connecté à ce qui se passe à l’extérieur de soi.
écouter les émotions d’autrui - c’est en effet la meilleure méthode de compréhension des autres car nous ne sommes jamais totalement à l’abri du risque d’incompréhension ou de projection. L’écoute active nécessite une grande attention à l’autre, il s’agit selon moi de « l’écoute intellectuelle » que Tchouang Tseu différencie de « l’écoute auditive » et qui requiert un état de vacuité de toutes les facultés, état qui permet d’être tout entier à l’écoute de la personne. De plus, l’écoute fait appel à notre capacité de repère des filtres qui guident notre compréhension du discours.
réguler les émotions d’autrui - il s’agit d’aider l’autre à gérer ses émotions - Cette compétence s’avère d’une grande utilité lorsque les collaborateurs sont stressés, car elle permet de leurs démontrer qu’ils sont des valeurs ajoutées à l’entreprise et non de simples pions. Ils se sentent épaulés, considérés.
utiliser les émotions d’autrui - il s’agit, à l’appui des émotions d’autrui de trouver des moyens de les motiver, de les impliquer dans une tâche ou un projet.
Le leadership innovant et inspirant requiert, quant à lui, les compétences suivantes, qui découlent de la pleine conscience, à savoir :
Attention portée aux autres
Empathie et compassion - à bien différencier, en cela que l’empathie, dans sa dimension de contagion émotionnelle peut s’avérer un danger si elle représente une charge émotionnelle trop lourde provoquant un abandon de l’action. La compassion entraîne l’individu dans une dynamique d’énergie positive et bienveillante envers l’autre et qui s’accompagne de soutien social. Sonia Singer a démontré une différence d’activation des réseaux neuronaux entre état de compassion et état d’empathie. La compassion entraîne l’activation de neurones impliqués dans le système de récompense qui est associé à l’activation des émotions positives, ce qui génère des sensations de bien-être (Peillod-Book, Shankland, 2016). La compassion serait également impliquée dans la prévention du burnout et induirait davantage de comportements pro-sociaux (Peillod-Book, Shnakland, 2016). Les nombreuses études menées en psychologie positive montrent que l’altruisme et la compassion sont des éléments clés pour une vie heureuse, ce qui amènerait aussi à être plus généreux. La compassion semble bien être une des clés de voute du leadership éthique.
Gratitude et reconnaissance - A l’heure actuelle, les salariés sont en souffrance en raison d’un « trouble du déficit de gratitude ». 80% des salariés pensent que cela serait un bénéfice partagé par les deux parties. En outre, il a été démontré que ce déficit n’est pas sans conséquence sur le bien-être des salariés ainsi que sur les performances dans le domaine des organisations : sur l’engagement, l’efficacité ainsi que sur l’absentéisme et le turnover important ( impact qui se répercute sur la réputation de l’entreprise qui ne fera pas partie des entreprises où il fait bon travailler ).
Justice envers les autres - Le sentiment de justice affecte le bien-être mais aussi les performances au travail (Ambrose, Wo & Griffith, 2015) et génère des émotions positives (Barclay & Kiefer, 2014), ce qui est un facteur d’accroissement de l’investissement dans la tâche et dans la créativité et l’innovation.
Cohérence : valeurs/actions - cela est une aide au développement d’un climat de confiance au sein des équipes ainsi qu’un accroissement de comportements citoyens dans l’entreprise ( Ce comportement survient sans qu’il ne soit notifié dans la fiche de poste. Il est en outre, le résultat en principe des valeurs de l’individu) - (Peillot-Book, Shankland, 2016)
Courage - il est défini par Aristote comme étant le juste milieu entre la crainte et l’audace - Il s’agit pour le manager d’activer une « conscience éclairée » ( Peillot-Book, Shnakland, 2016) afin de se pencher sur ce qui vaut la peine d’être soutenu, défendu dans l’intérêt commun : c’est ce que l’on peut nommer le courage managérial . La pleine conscience peut permettre, après identification de la peur comme messagère, d’évaluer les risques et de procéder au réajustement nécessaire.
Confiance - Selon Michela Marzano (Eloge de la confiance, 2012) : « La confiance est le ciment de nos sociétés » - Les approches collaboratives sont le reflet d’un mieux être significatif et d’un fonctionnement plus efficace lorsque les collaborateurs osent verbaliser leurs forces mais aussi leurs zones d’’inconfort : cela permet un réajustement propice à l’organisation.
Comme nous venons de l’appréhender, l’intelligence émotionnelle présente une utilité dans l’amélioration du bien-être, renforce l’estime de soi et facilite la mise en oeuvre de comportements sociaux. Elle permet aussi de promouvoir des comportements moins stéréotypés, moins conformistes aux standards requis par le passé dans le entreprises, de clones, tous coulés dans le même moule. La société évolue en parallèle aux évènements qui nous prouvent aujourd’hui plus que jamais avec la nouvelle donne de la pandémie de la Covid 19, que tout un chacun doit faire montre de réactivité, d’innovation et de résilience. Ces aptitudes ne peuvent être générées que dans la souplesse et la capacité des individus à faire preuve d’altruisme et de créativité, pour inventer le monde de l’entreprise, qui, demain, devra prouver qu’elle peut se renouveler pour rester compétitive.
Bibliographie
Lagarde, L. (2019). Outil 32. L’empathie (CNV). Dans :, L.Lagarde, La boîte à outil du développement personnel (pp. 84-85). Paris: Dunod.
Midal, F. Suis-je hypersensible? Enquête sur un pouvoir méconnu. (2021). Paris : Flammarion/Versilio.
Peillot-Book, L. & Shankland, R. (2016). Chapitre 4 : Présence attentive et intelligence émotionnelle. Dans :, L. Peillod-Book & R. Shankland (Dir), Manager en pleine conscience : Devenez un leader éthique et inspirant (pp. 57-78). Paris. Dunod.
Peillot-Book, L. & Shankland, R. (2016). Chapitre 5 : Un nouveau référentiel de compétences du leader conscient. Dans : L. Peillot-Book & R. Shankland (Dir). Manager en pleine conscience. Devenez un leader éthique et inspirant (pp. 79-150). Paris. Dunod.
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